Geneviève Damas, marraine de la Dictée francophone 2015

Un mot de la marraine de la Dictée francophone 2015

Genevieve_Damas2013_lightGeneviève Damas, marraine de la Dictée francophone France-Québec 2015

Auteure, détentrice d’une licence en Droit, comédienne, metteure en scène, et fondatrice de la compagnie Albertine, la Belge Geneviève Damas a remporté de nombreuses distinctions littéraires tels que le « Prix Littéraire du Parlement de la Communauté française 2010 », le « Prix Victor Rossel 2011 » ainsi que le « Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2012 ».

 

Enfant, j’ai appris très vite que la langue que nous parlions à la maison était « honteuse ».  Dès l’entrée à l’école primaire, la maîtresse avait expliqué qu’il y avait des expressions à rayer définitivement du vocabulaire – souvent celles employées par mon père que j’aimais tant. Nous ne pouvions plus dire  « Où ai-je mis le papelard ? » mais « Où ai-je déposé ce document ? », ni « On est complètement gezien ! » mais « On s’est fait avoir ! », ni « C’est la drache nationale » mais « il pleut des cordes ! ».  Ces expressions révélaient que nous étions belges et ce n’était pas une fierté. Nous appartenions à un peuple petit, lourd, sans passé, sans avenir, paillasson sur lequel s’étaient essuyés les pieds de l’Histoire. Mieux valait se fondre dans la masse. Mieux valait avoir l’air Français. Aussi, à l’école, s’évertua-t-on à nous enseigner l’histoire et la littérature du pays de Voltaire, s’acharna-t-on à pointer  du doigt les « belgicismes », mots pour lesquels on se faisait taper sur les doigts. Dont il fallait se débarrasser comme une maladie honteuse.

Ce que j’ai compris, enfant, c’est que certaines expressions ne se traduisent pas.  Quoiqu’on veuille, quoiqu’on cherche, quoiqu’on sache, quoiqu’on fasse. J’ai beau disposer des mots « pleuvoir des seaux, à verse, tomber des cordes ou des hallebardes, pluies diluviennes, déluge », j’en passe et des meilleurs, cela ne me rendra pas ma « drache nationale », jamais, parce que ma « drache nationale », c’est une pluie qui spitche en tombant sur le sol, qui vous mouille, à l’endroit, à l’envers et même au milieu, qui montre le bout de son nez à un moment incongru, comme le jour de la fête nationale, le 21 juillet, où il ne devrait jamais mouiller et où ça mouille toujours, qui tombe de la même manière sur le roi et sur le zot, sur le ministre et sur le peï, drache nationale qui révèle que notre pays sera toujours un peu de guingois, mais encore debout sur ses fondations qui tremblent puisque la pluie est le signe du bonheur, ne répète-t-on pas de Bruges à Arlon « mariage pluvieux, mariage heureux » ?

Ce que j’ai appris maintenant, que j’ai un peu voyagé et que je suis fière  de ma belgitude, c’est à apprécier, rechercher, reconnaître ces mots venus des quatre coins du monde, intraduisibles, qui enrichissent le français, notre français, le rendent bondissant et vif, lui qui semble parfois engoncé dans des siècles de tradition – un beau français que l’on aime de loin – témoignant de nos expériences singulières et uniques : le jovial « Accroche ta tuque avec d’la broche » du Québec qui nous tance : « tiens-toi prêt » ; le délicieux « en forme ? » d’Haïti qui dit bonjour ; le « brise-nouille » de la grand-mère suisse qui n’est autre que son dentier…  Tout cela qui vient apporter sa pierre à l’édifice d’une langue démocratique, commune et poétique.  Une langue qui, à la fois, rassemble et témoigne de notre diversité.  Vivante.